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Les Patronas domptent la "bête"


Publié dans le magazine Femmes d'ici et d'ailleurs

À Guadalupe dans l'Etat de Veracruz, Las Patronas (les patronnes) donnent à manger aux clandestins d’Amérique centrale. Hommes et femmes remontent le Mexique pour les États-Unis sur le toit de la Bestia.

« Les rêves voyagent aussi » Sur la façade de la Casa de los Migrantes ouverte par une vingtaine de femmes dans le village de Guadalupe,(à 250 km au sud est de Mexico,4000 habitants), le message accueille migrants et volontaires. L’aménagement est sommaire : des fresques, une cuisine extérieure et une longue table. Cet après -midi, une vingtaine de personnes entourent Norma Romera, 47 ans, une des fondatrices des Patronas. Elle est la chef morale, et préside la table. Le son d’un train retentit. Des volontaires fraîchement arrivés s’agitent. Pas Norma. Rien qu’au bruit, elle sait que ce train arrive dans l’autre sens. Il n’y a pas de migrant dans celui ci. Les convives se rassoient et terminent leur assiette de boeuf accompagné de riz et de haricots.

Norma Romero est l'une fondatrices des Patronas.

« Le passage du train détermine la vie du groupe, raconte Erika Skov, étudiante danoise de 24 ans. Elle vit avec les Patronas depuis le mois d’août pour son mémoire d’anthropologie. « On ne peut jamais savoir quand va passer le train. Une maison de migrants située 150 kilomètres plus bas nous prévient parfois. ».

A ce moment la, la sirène d’un train hurle. Cette fois ci, la « Bestia » (la bête), surnom donné à au train de marchandise, passe dans le bon sens. Norma donne les ordres. Les autres obéissent et courent avec des caisses remplies de nourriture, d’eau et de couvertures jusqu’au rails situés à une cinquantaine de mètres. Fausse alerte. Il s’agit d’un train qui transporte des produits chimiques. Il n’y a pas de migrants à bord. Seulement des membres de la police migratoire du Mexique. Un migrant qui vit depuis quelques jours avec les Patronas leur jette un sac de nourriture. « En espérant qu’ils soient sympas si je les croise sur mon chemin » se justifie-t-il.

Au milieu des années 90, Norma et ses douze frères et soeurs voient un jour de jeunes hommes accrochés au train qui traverse le village. « On se savait pas qui ils étaient, d’où ils venaient, où ils allaient. Nous étions ignorantes. Pour nous, le monde s’arrêtait à la frontière de la carte du pays. Mais ils parlaient notre langue et nous disaient qu’ils avaient faim. Alors nous avons attendu le train suivant avec des haricots et des tortillas. Et il y avait encore des jeunes hommes sur le train. ». Norma, sa mère, et ses soeurs qui travaillaient alors dans les champs de canne à sucre decident alors de s’organiser pour venir en aide de ces inconnus. « Pour nous, c’était simple. Ils veulent manger, on va leur faire à manger. Grace à Dieu, notre terre est riche. C’était inconcevable de les faire payer. Lorsqu’on coupe une banane une autre repousse. »

Quelques mois plus tard, le train, en panne, s’arrête dans le village. La rencontre est enfin possible. « On s’est aperçu qu’ils n’étaient pas mexicains… lls n’avaient pas les mêmes traits. Ils venaient du Guatemala, du Salvador, de l’Honduras. C’est à ce moment qu’on a compris qu’ils rejoignaient les Etats-Unis. »

Dans le village, l’aide apportée par Norma et ses soeurs n’est pas appréciée. Lorsqu'elles on commencé, la loi interdisait d’aider des migrants sans papiers, sous peine d’être accusé de trafic. «Les policiers nous disaient : "Ils vont vous violer, et quand cela arrivera, ne venez pas nous voir."Les gens d’ici avaient peur pour les filles du village".

Norma Romero est l'une fondatrices des Patronas.

Dans un pays où le machisme règne, des femmes aidant des migrants , ça passait mal. « Les hommes du village sont venus voir mon mari, raconte Norma. Comment permets- tu à ta femme de côtoyer d’autres hommes ? Mais ils n’avaient pas compris que nous faisions pas ça pour trouver un homme. Mon époux qui est décédé il y a 10 ans m’a toujours appuyée. Ce n’était pas facile. Il fallait concilier le temps pour le travail, pour la famille, pour les migrants. Mais la famille a toujours été solide ».

Toutes les 10 minutes, la sonnerie techno de son téléphone retentit . C’est elle qui gère les donations. « Ici, on ne manque jamais de nourriture. Avec les années, la solidarité est efficace. Le riz et les haricots se conservent bien. Les supermarchés de la région nous donnent les invendus de pain et de tortillas. La terre nous donne les fruits et les légumes »

Les patronas sont aujourd’hui 20, 18 femmes et deux hommes. Essentiellement des membres de la famille Romero. Sur le mur de la cuisine, le planning de la semaine. Chaque jour, une voire deux ou trois Patronas ont la charge d’organiser la distribution. « Bon, il faut défaire tous les sacs de haricots et les rechauffer. Le riz, on va le cuire à l’étouffée dans des feuilles de bananiers », ordonne Rosa Romero, une des patronas. Gonzalo Vasquez s’exécute.

Claquette aux pieds, débardeur aux couleurs du Honduras, son pays d’origine, il passe quelques jours à la Casa de los Migrantes « pour reposer ses jambes », comme Gonzalo et Jaime. Ils faisaient partie d’un groupe de quatre-vingt migrants. Ils s’étaient arrêtés 200 km plus au sud, à Tierra Blanca, dans un autre refuge. Tous les autres qui ont poursuivi leur périple en train ont été soit arrêtés par la police, soit enlevés par les narcos.

Pour les cartels, chaque migrant vaut 2500 euros qu’ils réclament à la famille. C’est aussi un véritable business de racket. Gonzalo Vasquez et Jaime ont rejoint Guadalupe a pied. « Deux jours et deux nuits. Quand on est arrivé à Guadelupe, on ne savait même pas que les Patronas existaient. On n'avait pas bu depuis un jour. J’en pouvais plus. Des femmes comme elles, c’est un cadeau de Dieu. » Ils pensent travailler quelques semaines dans les champs pour pouvoir se payer un passeur vers les Etats-Unis.

Gonzalo Vasquez

« Depuis 20 ans, reprend Norma, la problématique des immigrés n’a pas changé. Trump peut dire ce qu’il veut, ils auront toujours besoin de main d’oeuvre pas chère. Il est comme ça le monde dans lequel nous vivons. Nous n’avons pas la prétention de le changer. Nous ne changerons pas non plus la vie des migrants. Certains vont mourir sur le chemin, d’autres vont être renvoyés dans leur pays. Il n’y a que Dieu qui peut changer leur vie ».

Sur tous les murs de la maison, des tableaux à la gloire de Marie ou de Jésus. « Oui, nous sommes catholiques mais nous n'appartenons à aucune Eglise. Nous sommes indépendantes, martèle Norma. Autant politiquement que par rapport aux Eglises. On a vu débarquer ici des politiques et des religieux qui voulaient nous apporter de l’aide mais avec des contreparties. Nous sommes en contact avec des prêtres comme Alejandro Solalinde mais ils ne demandent rien. Les Evangélistes sont venus mais ils veulent se faire de la pub sur le dos des migrants. Dire oui une fois et après on est plus décisionnaire. Je me méfie aussi des catholiques de la bouche. Ils parlent de Dieu mais ne font rien. Nous, nous sommes des catholiques de coeur. Ce que nous faisons, nous le faisons pour le Seigneur. »

Leonila, la "patronne des patronas"

La fin de la journée approche à Guadalupe , une scène digne du film le Parrain l’accompagne. Trois migrants astiquent la cuisine pendant que les Patronas sont assises dans le salon de la maison. Norma trône. Pas d’éclats de rire. Leurs visages sont serrés, concentrés. Elles font le bilan de la semaine, essaient de savoir quand le prochain train avec des migrants va passer. Ca ne sera pas pour ce soir. Les Patronas rentrent chez elles, les migrants et les volontaires, restent dans la maison. Un dortoir pour les migrants, un autre pour les volontaires. Gonzalo et Jaime regardent un film d’action américain pendant que deux volontaires mexicains finissent de peindre une fresque, sur un des murs de la maison, à l’effigie de Leonila, 81 ans, la mère des patronas. A ses côtés, le portrait de migrants passés par la Casa qui ont perdu la vie durant le terrible voyage vers le rêve américain.

Des le petit matin, il faut tout recommencer. Redéfaire les sacs de plastique, réchauffer le riz et les haricots. Erika, l’étudiante danoise, ne fait pas que prendre des notes. Elle lave, pèle, découpe les légumes du jour. Elle est la petite main de Norma et de Tonia Romero, de garde ce jour. « Très vite, elles m’ont donné des responsabilités. Tous les mardi, jeudi et samedi, je vais Cordoba à une quinzaine de minutes récupérer le pain. Je forme tous les volontaires. Il y a une manière très spécifique de préparer la nourriture. Tout est pensé pour que la distribution se passe le mieux possible. Les migrants doivent pouvoir attraper les sacs facilement.»

Un sujet les préoccupe en ce moment : le nombre de femmes sur le train. « Chaque fois que je vois ces jeunes gars sur le train qui risquent leur vie pour un avenir meilleur, je peux pas m’empêcher de penser à leur maman, raconte Tonia. Mais depuis quelques mois, on voit de plus en plus de dames sur le toit des trains. Des femmes de mon âge et des jeunes filles enceintes. C’est terrible. »

Une nouvelle fois, la sonnerie du téléphone de Norma retentit. La nouvelle tombe. Le train est parti de Tierra Blanca. « Il y a une cinquantaine de migrants à bord » annonce-elle. Peut-être plus. On a deux heures devant nous. » La formation d’Erika à deux nouveaux volontaires va se transformer en travaux pratiques. « Il va faire nuit, prévient Tonia. Faites bien attention aux wagons. Certains sont plus larges que les autres. Espacez-vous bien pour que les migrants aient le temps de donner les sacs à leurs camarades avant de reprendre un autre sac. »

La tension monte. Deux brouettes sont chargées de bouteilles d’eau attachées par deux avec une corde. "Lorsque vous tendez les bouteilles, toujours par la bouteille, jamais par la ficelle. Sinon, vous allez vous arracher les doigts. ».« Tonia, tu as pensé au sac pour le conducteur ? questionne Norma. Tu le gâtes. Double ration et tu peux lui mettre de la sauce verte que nous avons préparée ce midi. » En amadouant le machiniste, les Patronas espèrent que le train ralentira pendant la distribution.

Le petit groupe s’avance dans la nuit en direction des voies ferrées. Chacune est à une dizaine de mètres de l’autre, respectant les consignes. Le lampadaire qui pourrait aider les migrants en éclairant les patronas est hésitant. Il se rallume et s’éteint toutes les 30 secondes.

Un sifflement lointain perce. Puis, un grondement accompagne les premiers faisceaux de lumiere. La « Bestia » arrive. Gonzalo fait de grands signes au chauffeur pour qu’il ralentisse. Lorsqu’il passe à son niveau, il dépose sur les marches de la locomotive la fameuse portion spéciale.

Accrochées au wagon par la main gauche, le corps totalement à l’extérieur du train, les migrants savent que les Patronas sont là. « Comida, comida, agua »(2) hurlent-ils. Impossible de voir des visages. L’obscurité et la vitesse du train l’empêchent. Mais les « Merci, » ou les « Que Dieu vous bénisse » ne sont pas totalement couverts par le bruit assourdissant des wagons glissants sur les rails. Combien sont ils ? 60 peut être 80.

Les patronas distribuent le plus possible, parfois deux sacs par migrants. Mais la nourriture commence à manquer dans les caisses. Norma s’affole. « Un par personne ! On va manquer. » Sur le dernier wagon, quatre migrants n’auront que de l’eau et une couverture. Le bruit s’éloigne. Le train n'a pas ralenti. Les regards se croisent. Déçues de n’avoir pas donné à tout le monde mais fières de la tâche effectuée. « Il y a de la frustration à chaque distribution, tente de rassurer Erika aux deux nouveaux volontaires arrivés l’après midi. ".

Les Patronas rentrent à la Casa. Les caisses vides. Le lendemain, elles se rempliront. Le surlendemain aussi. Et cela depuis 22 ans.


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