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Angelo, le sombre destin d'un muxhe

Reportage publié en juin 2017 par Néon

Ils sont nés hommes, mais se sentent femmes. On les appelle les muxhes, troisième genre chez les Zapotèques, une ethnie mexicaine. Angelo nous entraîne dans leur univers singulier, où les tissus colorés cachent mal les blessures intimes.

Il est 12 h 20. Angelo est en retard mais ne se presse pas. Dans l’église de Juchitán, la messe annuelle des muxhes, organisée en marge de la Semaine de la diversité sexuelle, a déjà commencé. Sous le porche, il se regarde une dernière fois dans le reflet de son téléphone. Il porte un jean ultraserré sur ses larges cuisses, une chemise violette et une imposante parure dorée. Le litre de laque qu’il s’est appliquée sur le crâne plaque ses cheveux noirs bouclés sur son front. Sous le soleil du sud du Mexique, son épais fond de teint craquelle sur son nez.

Angelo, 24 ans, est un muxhe (prononcez « moutché »). « Cela signifie que je suis une personne née biologiquement homme mais qui se sent femme et endosse le rôle social d’une femme », explique-t-il en entrant dans l’église, main dans la main avec un ami. Aux premiers rangs, la scène n’est pas commune : des hommes habillés comme des femmes chantent de leurs voix graves sous le regard des statues de Jésus et de Marie.

C’est un moment très important et solennel pour nous, mur- mure le jeune homme. Nous remercions Dieu pour l’année écou- lée et lui demandons que notre grande fête se passe bien. » Devant le prêtre qui exhorte les parents à soutenir leurs enfants, les impo- sants muxhes fardés attirent tous les regards. Leurs robes tradi- tionnelles rivalisent de motifs floraux multicolores brodés à la main et de dentelles blanches extravagantes. Angelo est fier. Un des membres les plus importants de cette communauté porte l’une de ses créations. « Le travestissement n’est pas fondamen- tal chez les muxhes. Certains s’habillent tout le temps en femme, d’autres seulement pour les fêtes. Moi, je n’en ressens pas le besoin. J’aime me maquiller et mettre des bijoux, mais je ne trouve pas les robes très pratiques. Ma féminité, c’est mon identité. »

Dans l’église, le prêtre parle castillan. Il pourrait s’adresser à ses ouailles en zapotèque, la langue de cette ethnie de l’Etat d’Oaxaca dont fait partie Angelo. Comme d’autres civilisations préhis- paniques, cette société amérindienne matriarcale, dont les pre- mières traces remontent à 500 ans avant J.-C., respecte particu- lièrement les individus aux deux esprits : le masculin et le féminin. Au XXIe siècle, la femme reste le chef de famille tout-puissant. À Juchitán, ville principale de l’isthme de Tehuantepec, les Tehua- nas – surnom donné aux femmes de cette région – sont réputées pour leur force de caractère. Elles dominent le commerce et tien- nent tête aux hommes. « Ils ne sont pas fiables, confie la tante d’Angelo. Ils sont fainéants, bagarreurs et infidèles. Ils préfèrent boire plutôt que travailler. » Un muxhe, à l’inverse, conjugue les qualités supposées d’un homme et d’une femme : la force et la fidélité. De ce point de vue, en compter un dans sa famille est sou- vent perçu comme une bénédiction, même si son acceptation n’est pas toujours simple. Ils occupent, aujourd’hui encore, une place à part dans l’organisation sociale de Juchitán où ils tra- vaillent comme stylistes, esthéticiens ou encore brodeurs. « Un muxhe doit avoir un don, décrit Angelo. J’aime broder et je crois que j’ai un don pour la coiffure. »

C’est un ami muxhe de son père qui lui a enseigné la coiffure à partir de ses 8 ans, car ses parents savaient dès son enfance qu’il en était un aussi. « Merci à Dieu !, j’ai tout de suite reçu leur appui. Je n’ai jamais subi de discrimination ni de maltraitance. Lambert, un ami plus âgé, m’a raconté que son père le battait et le chassait de la maison. Il ne pouvait y revenir que grâce à sa mère. Quand j’étais ado, mon papa m’a dit un jour : “Avant de passer à table, je veux que tu enlèves ton vernis à ongles. Je t’accepte mais je ne veux pas de ça.” Lambert est allé le voir et m’a défendu: “Ne le gronde pas. Il est comme il est, et n’oublie pas qu’il va s’occuper de toi quand tu seras vieux.” Son intervention a été positive. Mon père ne m’a plus jamais fait de commentaire. » Malgré son diplôme d’informatique, Angelo vit toujours chez ses parents, aide sa mère dans les tâches quotidiennes, brode des costumes et vend pour les fêtes des décorations qu’il confectionne lui-même. Pour que sa différence soit admise par sa famille, il a fait un pacte avec sa mère : « Je resterai au foyer jusqu’à la mort de mes parents pour les aider, les protéger, les accompagner. Un muxhe doit faire tout ce qu’il peut pour aider sa famille. Sinon, celle-ci peut lui tourner le dos. »

À Juchitán, la messe se termine. Les muxhes paradent dans les rues sous les regards bienveillants ou parfois moqueurs des habi-tants. Puis ils se réunissent chez l’un des leurs pour partager bières, chocolat chaud à base de maïs et friandises. La fin du jour approche. Chacun rentre chez soi se préparer pour le grand bal du soir.

La « Grande Vela », petite fête créée entre amis en 1975, réunit aujourd’hui des milliers de personnes venues célébrer la diversité sexuelle. L’événement attire de nombreux gays et transsexuels du pays ainsi que des touristes du monde entier. Chaque personne née homme doit s’acquitter d’un droit d’entrée : une caisse de 26 bouteilles de bières. Pour les femmes, c’est gratuit. A l’intérieur, les contrastes sont saisissants. Des militantes distribuent des préservatifs et du lubrifiant pour lutter contre les maladies sexuellement transmissibles. A leurs côtés, des mamies zapotèques en habits traditionnels trottinent vers les chaises et croisent des trans presque nus. Les bières et la nourriture se consomment à volonté. « Ce lieu est surréel !, s’exclame Horacio Cadzco, un artiste gay venu de Mexico pour découvrir les muxhes. Les transgenres et les transsexuels y sont acceptés. Ce n’est pas forcément un exemple à suivre, mais c’est une référence pour une culture gay et ouverte. »

Officiellement, les filles doivent rester vierges jusqu’à leur mariage. Du coup, les jeunes ados de la ville viennent faire les curieux. La vie sexuelle de certains garçons débute parfois avec un muxhe. Angelo, qui porte une de ses créations et rougit de plaisir à chaque compliment sur sa tenue brodée, explique qu’il ne se perçoit pas comme un homosexuel. « Cela n’a rien à voir. Alors qu’un gay aime d’autres gays, un muxhe, lui, préfère séduire un hétéro qui peut être marié », distingue-t-il. Cherche-t-il l’amour dans cette soirée ? « Certainement pas ! Ici les garçons veulent juste baiser un soir, ça ne m’intéresse pas ! » Lorsqu’on évoque sa vie amoureuse, Angelo se ferme. Il ne parle pas de l’ami qui l’accompagnait à l’église. A moins d’un changement dans les mentalités, il n’aura jamais de compagnon officiel et ne pourra ni se marier ni fonder une famille. « Je peux avoir un amant ou un petit copain, mais ce sera toujours caché. C’est très difficile pour les hommes qui couchent avec des muxhes. Par exemple, si cela se sait pour un homme qui tient un restaurant, plus personne n’ira chez lui parce que les gens pensent que ce type de relation n’est pas hygiénique. Du coup, les couples se cachent. » De toute façon, comme n’importe quelle personne de son âge, il préfère encore batifoler. « Je n’aime pas être chaque jour avec quelqu’un », glousse-t-il entre deux gorgées de bière.

Pendant qu’Angelo s’amuse avec ses amis, le moment attendu par tous arrive enfin. Ce soir, une nouvelle reine muxhe va être couronnée. Multipliant les poses et les mimiques de mannequins, une vingtaine de candidates s’offrent aux flashs des téléphones portables.

Costumes traditionnels, robes de soirée, corps nus ornés de paillettes, il y en a pour tous les goûts. Pas d’élection pour le sacre de Gabrielle Mijangos. La nouvelle reine est tout simplement celle qui a payé le plus pour la soirée. « C’est un grand honneur », s’égosille-t-elle d’une voix forçant sur les aigus, « et maintenant, faites la fête jusqu’au bout de la nuit ! »

Comme près de 7 000 personnes, Angelo dansera jusqu’à l’aube. Le surlendemain, nous le retrouvons chez ses parents. Une petite maison de trois pièces sans fenêtre ni eau courante, bordée d’une courette aux murs hérissés de tessons de bouteille. Installé dans le hamac qui lui sert de lit au milieu de la pièce principale, il se livre davantage. « Beaucoup de gays de Mexico viennent en pensant que Juchitán est un paradis pour nous et c’est souvent ce que les journalistes montrent. Mais ce n’est pas vrai. Certains d’entre nous se font assassiner par leurs amants qui ont peur que leurs relations soient connues ! Dans un paradis, tout le monde serait accepté. » Au Mexique, où 1 310 crimes homophobes ont été commis entre 1995 et 2015, la communauté zapotèque détonne par sa tolérance, mais elle n’est pas ce havre de paix fantasmé.

Depuis sa petite cuisine où elle prépare une odorante soupe au poulet, Ofelia, la mère d’Angelo, écoute discrètement son fils se confier. « Nous sommes des gens simples, sourit-elle. Nous n’avons pas beaucoup d’argent mais cela est suffisant. » Son fils aîné est sa plus grande fierté. « Nous sommes très proches, lui et moi. Il m’aide beaucoup, m’accompagne au marché, m’aide à faire le ménage. Il ne se plaint jamais. Je voudrais qu’il apprenne à cuisiner et à laver les vêtements aussi, car il devra s’en occuper un jour. » Son frère de 16 ans, « le seul fils de la famille » quittera, lui, le domicile parental quand il se mariera. « C’est un fainéant, décrit la mère. Il boit de l’alcool et n’est jamais à la maison. »

Dans la maison voisine, le frère d’Ofelia a lui aussi un fils muxhe. « Lui et Angelo s’entendent très bien. Ils sont très importants pour la famille car ils s’occuperont de nous quand nous serons vieux. » Corvéable à merci, Angelo est adoré mais sacrifié par sa mère.

Conscient de la chance qu’il a de pouvoir assumer sa différence, il se contente d’une illusion de li- berté et acquiesce, mi-consentant, mi-victime : « Un muxhe pourrait avoir envie de s’en aller, à Mexico par exemple, mais il n’aimerait pas abandonner sa maman, son papa, ses frères et ses sœurs qui ont besoin de son appui. Moi, je penserai toujours à ma famille avant de penser à moi-même. »


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